Post croisé de https://jlai.lu/post/227197

GPU

Au début, il n’y avait rien. Le noir complet. Le silence absolu.

Puis émergeant du vide, un premier bang. De nouveau le silence. Toujours rien. Les ténèbres.

Vint le deuxième bang. Et un troisième. Et encore un, encore un, puis un autre. Un bruit imparfaitement régulier. Un cheval au galop. Une locomotive à vapeur.

Vous avez pensé que je vous raconterais l’histoire du Big Bang, hein. Non, cette histoire est bien plus ennuyeuse. C’est l’histoire d’un cœur qui bat. Et aussi pas mal celle du cerveau attaché au même corps. Le propriétaire de ce cerveau et de ce cœur se reconnaitra un jour sous le nom de Dan. Mais pour le moment ce n’est pas grand-chose. Et ce pas grand-chose se forme dans l’obscurité.

Sa chair est encore si transparente qu’on en voit les veines, traversées d’un sang clair. Pas encore de métaux lourds emmagasinés par la consommation de cigarette. Le foie est pur et rose et bien formé. Le tout est un joli bouquet garni de chair et d’espoir.

Le rythme de battement du cœur variera peu au fil du temps, si ce n’est à diverses occasions, entre-autres l’assimilation de diverses substances. Par exemple, il s’accèlerera le jour où il dira à Gabriel qu’il l’aime. Mais aussi le jour où dans la cour de récré il se fera humilier par Estelle et le groupe de filles. Mais ce ne sera rien comparé à la première fois où il prendra de la MDMA. Le jour où il tuera un autre humain, sera le plus vite qu’il battra sans une once de doute. Là il frôlera de peu l’arrêt et la mort.

Mais revenons à ce cerveau.

Dans 7 ans, le reste du Monde comprendra qu’il n’est pas très intelligent. Il pourra résoudre des problèmes complexes c’est vrai, plus rapidement que la moyenne. Mais que sont ces aptitudes, si la motricité et la compréhension du langage et des émotions sont en removed de plusieurs années. Les géniteurs de l’organisme de notre histoire sont et resteront pauvres, jeunes et mal guidés. Ils ne sauront pas quoi faire de la spécifité de Dan. Ils le couvriront d’amour, ce qui n’est déjà pas mal, et lui transmettront le sentiment qu’il est très spécial.

Ainsi, Dan entamera la fin de son enfance avec la conviction qu’il est en effet, très spécial.

Dans 14 ans, le cerveau ne sera toujours pas très futé. Son possesseur fera partie de gangs de “cool kids” qui fument, boivent et dealent. Ces gamins apprécieront la naïveté de notre sujet. Il se forcera à rire à toutes leurs blagues, même s’il ne les comprend pas toujours, et fera toutes les tâches risquées sans se poser de questions. Il volera des bouteilles de vodka dans les étalages, insultera les profs parce que ça fait rire la classe. Parce que les autres le feront se sentir spécial.

Dans 15 ans, quand le cerveau fera l’expérience du premier joint, il détestera. Il n’aimera ni le ralentissement, ni la déconnexion forcée des autres membres interconnectés. Mais il s’y fera. Parce que l’activité lui fera se sentir spécial et membre à part entière, du groupe des “cool kids”. Par contre l’alcool deviendra dès lors un vice qu’il gardera longtemps. Un outil redoutable d’intimité synthétique qui lui fera se sentir bien, presque normal. À sa place, au milieu de tous. Et des filles.

Dans 17 ans, Dan fera de la prison. Il se sera fait choper à vendre de la coke et son binôme s’enfuira sans lui, en scooter. Ça sera un tournant pour lui. Il voudra faire autre chose de sa vie pour changer. À sa sortie, il demandera à son cousin de le prendre en essai dans son magasin d’informatique de quartier. Lorsque le rideau de métal se fermera tous les soirs, il s’exercera sur un ordinateur poussiéreux et bruyant, dont le système d’exploitation sera alors dépassé de deux décennies. Il manipulera des tableaux dynamiques, écrira son premier programme. Jouera au solitaire et au démineur.

Dans 21 ans, son cousin comprendra finalement qu’il n’est pas si con. Le petit débile aura écrit son premier algorithme génétique et son premier classeur de tableaux dynamiques en apprentissage automatique. Un jour ou l’autre il en arriverait peut-être même à réclamer les centaines d’heures supplémentaires qui lui sont dues, voire la hausse de son salaire de misère. Il commencera à considérer le pousser à la démission, mais n’aura pas à se donner cette peine : Dan piquait dans la caisse depuis des mois pour s’acheter de la meth.

S’ensuivra une violente altercation ou Dan cèdera à la panique et s’enfuira avec le vieil ordinateur, après avoir asséné un vilain coup à la tête de son cousin. Il le laissera inconscient sur le sol derrière lui, et tous deux ne se reparleront plus jamais.

Dans 23 ans, le cerveau sera aux faits de toutes les théories conspirationnistes de son époque. Elles se compteront par dizaines de milliers et le compte se sera accéléré avec l’air de fin du Monde qui semble se profiler. Les allocations lui permettront de se donner à plaisance à ses activités de recherche à travers la toile. Il en oubliera souvent de se laver, mais qu’importe puisqu’il vivra seul.

Sa première théorie, qu’il écrira à travers un blog, n’attirera aucune attention. Cet essai sera une tentative maladroite de rapprochement de la biologie, au sens large et des systèmes informatiques. Il est vrai que l’article sera mal écrit et incohérent. Or, ce premier article est la raison même pour laquelle cette histoire existe. Il y a plus de cent milliards d’Homo sapiens sapiens nés jusqu’à quelques secondes avant le premier battement de cœur. Or peu d’entre eux auront réussi, à l’instar de notre protagoniste, à expliquer en des mots simples et digestes, le devenir fataliste de leur Univers.

Mais revenons à cet algorithme génétique.

Un soir dans le silence du magasin fermé, seul le visage de Dan est éclairé par la lumière bleue de l’écran cathodique. Le cerveau va vite, il est dans la zone de concentration parfaite où tout est magique, tout devient possible. Son hôte grimace, est secoué de spasmes et par intervalle, des petits sons sortent de la bouche. Le cerveau va peut-être trop vite.

Il se renseigne sur les algorithmes qui miment les lois de Dame Nature.

“Un programme informatique basé sur de tels algorithmes, est semblable à un petit microcosme avec une population. Il y a des papas et des mamans, sélectionnés ensemble pour procréer. Leur code génétique n’est rien de plus complexe, que deux tableaux remplis de zéro et de un, par individu.” “Lors de la phase de reproduction, ces tableaux sont coupés en deux et chaque moitié est recollée à une moitié de l’autre parti. Il en résulte quatre tableaux. On appelle ce processus “Enjambement”. Seuls deux des tableaux résultants sont sélectionnés pour représenter le code génétique du nouvel individu. Et voilà. Surprise du chef à la Mendel. Un mini-moi à ajouter à la population.” “Mais non attend, ce n’est pas complet.”

Dan se balance d’avant en arrière et se gratte la tête à répétition.

“Au bout de quelques générations les individus sont tous pareils, il n’y a plus de diversité dans la population. Sans varieté, la population stagne. Il n’a pas de stagnation viable dans la nature. Il faut une étape supplémentaire à la reproduction pour assurer la nouveauté dans leur code génétique.” “La solution après l’enjambement, est l’introduction d’une “mutation”. Une valeur dans chacun des deux tableaux du nouveau-né est changée au hasard. Un zéro devient un, ou l’inverse.”

Les yeux s’écarquillent et le corps reste immobile quelques secondes. Le cerveau comprend intuitivement qu’il y à quelque chose à creuser, quelque chose liée au Monde qui l’entoure. Mais quoi.

Dans 26 ans, les détritus de l’appartement de Dan lui porteront compagnie. Le cœur aura commencé ses premières crises arythmiques, dans un corps malmené et en carence. L’individu aura créé son premier jeu vidéo basé sur un algorithme génétique et le mettra à disposition gratuitement. Les joueurs du monde entier évalueront le produit comme “une expérimentation médiocre”. Ils utiliseront des adverbes tels que “dérangeant”, “bizarre" ou encore “lugubre”. Le jeu tombera vite dans l’oubli, mais Dan sera déjà passé à autre chose.

Dans 28 ans, les théories complotistes auront plus que jamais la botte. La dernière en date sera due à un amateur d’astre, qui aura pris en photo la galaxie. Un pixel sur l’image aura une couleur inexplicable : fuchsia. L’expérience sera reproduite les jours suivants par des télescopes du monde entier, vite balayée de la main par les médias, toutefois.

Ce sera le déclic pour le cerveau, le début d’une longue série de découvertes et de conclusions justes. Il est à déplorer que le système de points et récompenses, dont l’humain est si friand, manque tant de qualité dans le règne naturel. Dans un monde parfait, Dan aurait au moins reçu un badge ou une sucette, pour ses découvertes exemplaires. Il ne recevra pourtant que discrédit et humiliations.

Il se sera mis en tête de créer un podcast et communiquer au monde ses théories.

“Vous vous extasiez tous sur une série de photographies qui sort de nulle part. Vous savez ce dont on est capable de nos jours avec les deep fake ?!!” “Si et seulement si ces images étaient bien réelles et ses auteurs de bonne foi, ça signifierait que le programme qui rend le fond de la galaxie a perdu l’image qu’il devait rendre. En résulterait son absence, illustrée par la couleur fuchsia.” “C’est ce qui arrive dans un jeu vidéo. Si une image est introuvable, le programme la remplacera par du fuchsia ou du vert. C’est bien connu. Et si cela venait à arriver dans le monde réel, je ne perdrais pas mon temps, comme vous tous, à m’exciter sur les réseaux sociaux, parce que ce serait très, mais alors vraiment très grave. Ouvrez les yeux, troupeaux de moutons décérébrés !”

Peut-être que l’Humanité n’aura pas été prête à entendre une vérité aussi brutale, ou plus surement le ton absolument abrasif de notre sujet n’aura pas été au goût de tous.

Il n’en reste que le protagoniste de cette histoire recevra une attention indésirable. Il deviendra un même sur les réseaux sociaux, où sa tête aura été remplacée par celle d’un cheval. Une chanson qui le tourne en dérision deviendra violemment virale, et il recevra quotidiennement des menaces de mort. Tout le monde lui écrira de se foutre en l’air.

C’est une option que le cerveau envisagera pendant plusieurs mois.